Publié le 12 février 2019
En 2005, Steven Rosen, alors haut responsable du Comité américain des affaires publiques israéliennes (AIPAC), a rencontré Jeffrey Goldberg, journaliste du New Yorker pour diner. « Tu vois cette serviette ? » demanda Rosen à Goldberg. « Dans vingt-quatre heures, [l’AIPAC] pourrait avoir les signatures de soixante-dix sénateurs sur cette serviette. »
Je ne pouvais pas m’empêcher de me souvenir de cette anecdote après que les députés, démocrates et républicains confondus, ont descendu la représentante du 5ème district du Congrès du Minnesota, Ilhan Omar, en flammes parce que, dans une paire de tweets, elle avait suggéré que des politiciens américains soutiennent l’Etat d’Israël à cause de la pression financière de l’AIPAC (« Tout est affaire de Benjamins, bébé » [1], a-t-elle écrit). Le ton désinvolte avec lequel elle a rédigé ses tweets posait-il un problème ? A-t-il offensé une partie importante des Juifs américains libéraux ? A-t-il, peut-être inconsciemment, flirté avec les clichés antisémites au sujet des riches Juifs qui contrôlent le monde ? Oui, oui, et oui - comme elle l’a elle-même admis depuis et dont elle s’est excusée « sans équivoque ». Mais avait-elle tort de noter le pouvoir du lobby pro-israélien, de pointer du doigt l’AIPAC, de souligner - dans ses excuses - « le rôle problématique des lobbyistes dans notre politique, qu’il s’agisse de l’AIPAC, de la NRA [lobby des armes à feu, ndlt] ou du secteur des combustibles fossiles ? »
Non, non, et non.
Rosen, après tout, n’était pas le premier responsable de l’AIPAC à se vanter du pouvoir décomplexé que le « lobby bipartisan pro-israélien américain » exerce à Washington, DC. Remontez plus tôt, en 1992, lorsque le président de l’AIPAC, David Steiner, enregistré à son insu, se vantait qu’il avait "conclu un accord" avec la Maison blanche de George HW Bush pour fournir 3 milliards de dollars d’aide américaine à Israël. Steiner a également affirmé être « en négociations » avec le nouveau gouvernement Clinton sur la nomination de membres pro-israéliens au cabinet. L’AIPAC, a-t-il déclaré, compte " une dizaine de personnes dans la campagne [de Clinton], au siège ... et elles vont toutes décrocher de gros emplois."
Retournez plus loin, en 1984, lorsque le sénateur Charles Percy, un républicain modéré de l’Illinois, avait été battu lors de sa campagne de réélection après avoir « attiré la colère de l’AIPAC » pour avoir refusé de signer une lettre parrainée par l’AIPAC et osé qualifier le dirigeant de l’Organisation de libération de la Palestine, Yasser Arafat, de « plus « modéré » que les autres personnalités de la résistance palestinienne. Les contributeurs de l’AIPAC ont collecté plus d’un million de dollars pour aider à vaincre Percy. Comme l’a précisé Tom Dine, alors directeur exécutif de l’AIPAC, dans un discours prononcé peu après la défaite du sénateur GOP, « tous les Juifs, d’un océan à l’autre, se sont rassemblé pour chasser Percy. Et les politiciens américains - ceux qui occupent actuellement des postes au pouvoir et ceux qui y aspirent - ont compris le message. "
Près de quatre décennies plus tard, alors que les membres des classes politique et médiatique américaines se précipitent contre Omar, sommes-nous censés prétendre que les responsables de l’AIPAC n’ont jamais rien dit ou fait de ce genre ? Et devons-nous également oublier que Tom Friedman du New York Times, un défenseur de longue date d’Israël dans les médias américains, a décrit les ovations des membres du Congrès reçues par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu comme « achetées et payées par le lobby israélien » ? Ou que Goldberg, maintenant rédacteur en chef de The Atlantic et sacré "journaliste / blogueur le plus influent sur les questions liées à Israël", a qualifié l’AIPAC de "léviathan parmi les lobbys, aussi influent dans son domaine que la National Rifle Association et les Association des retraités le sont dans le leur » ? Ou que J.J. Goldberg, ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire juif The Forward, a déclaré en 2002, en référence à l’AIPAC : « Il y a cette idée répandue au Congrès que vous ne fâchez pas ces gens, sinon ils vous abattent » ?
Sommes-nous censés rejeter feu Uri Avnery, militant israélien pour la paix et ancien membre l’Irgoun, une milice paramilitaire sioniste, qui avait fait remarquer un jour que si l’AIPAC « présentait une résolution abolissant les Dix commandements, 80 sénateurs et 300 membres du Congrès la signeraient immédiatement », en l’accusant de haine des Juifs ? Ou encore, étiqueter comme antisémite Jan Harman, ancien membre du Congrès et défenseur fervent d’Israël, pour avoir dit à CNN en 2013 que ses anciens collègues du Capitole avaient dû batailler dur pour soutenir la diplomatie de Barack Obama sur le nucléaire iranien du fait que « une grande partie du lobby israélien aux Etats-Unis était contre, Israël était contre » ?
Soyons clairs : l’AIPAC n’est pas un comité d’action politique [PAC, ndlt],et ne fait pas de dons directement aux candidats. Cependant, il agit comme un « multiplicateur de forces », pour citer Andrew Silow-Carroll de la Jewish Telegraph Agency, et « son soutien rhétorique à un candidat est un signal envoyé aux PAC juifs et aux donateurs individuels à travers le pays pour qu’ils soutiennent sa campagne ». Comme Friedman m’avait expliqué dans une interview en 2013 : « Mehdi, si vous et moi étions candidats dans le même district et que je recevais le sceau d’approbation de l’AIPAC, et pas toi, je devrais peut-être passer trois coups de téléphone. … j’exagère, mais je n’aurais pas à en passer beaucoup pour avoir tout l’argent dont j’ai besoin pour faire campagne contre toi. Toi, tu devrais passer 50 000 coups de téléphone." (Friedman est-il lui aussi antisémite ?)
Ce qui rend tout ce débat sur les propos d’Omar si bizarre, c’est que tant de démocrates réputés décrient haut et fort l’impact pernicieux et indéniable sur une foule de questions, des intérêts particuliers, des lobbyistes et des dons - du rôle du Big Pharma à la Big Finance ; au trafic d’influence de l’Arabie saoudite ; à la “mainmise" de la NRA sur le débat concernant le contrôle des armes à feu, pour citer le sénateur démocrate Richard Blumenthal. Mais toute mention de l’AIPAC et du lobbying en faveur d’Israël ? "Antisémitisme !"
N’ont-ils pas honte ? Prenez Donna Shalala, une nouvelle membre du Congrès du 27ème district de Floride (et ancienne membre du cabinet de Clinton).
There is no place in our country for anti-Semitic comments. I condemn them whatever the source. To suggest members of Congress are “bought off” to support Israel is offensive and wrong. https://t.co/vYBVkBOOxS
— Rep. Donna E. Shalala (@RepShalala) 11 février 2019
Traduction : Il n’y a pas de place dans notre pays pour les commentaires antisémites. Je les condamne quelle que’en soit la source. Il est offensant et injuste de suggérer que les membres du Congrès soient « achetés » pour soutenir Israël.
Pourtant, voici la même Shalala qui se vantait le mois dernier de ne pas avoir permis à la NRA de "m’acheter pendant la campagne ".
NRA couldn’t buy me during the campaign and they sure can’t buy me now. I'm proud to cosponsor the Bipartisan Background Checks Act of 2019, which will help prevent the tragedy of gun violence that takes the lives of nearly 100 people a day across our country.
— Donna E. Shalala (@DonnaShalala) 11 janvier 2019
Traduction : La NRA n’a pas pu m’acheter pendant la campagne et elle ne peut certainement pas m’acheter maintenant. Je suis fier de co-parrainer la loi bipartisane de 2019 sur la vérification des antécédents, qui aidera à prévenir la tragédie de la violence armée qui tue près de 100 personnes par jour dans notre pays.
Vous avez compris ? C’est « offensant et injuste » de suggérer que le lobby pro-israélien essaie d’acheter des politiciens. Mais c’est tout à fait bien de suggérer le lobby pro-armes à feu le fait. (L’ironie est que les dirigeants de l’AIPAC n’ont pas hésité à faire leur propre analogie avec la NRA. « Je suis sûr qu’il y a des gens qui sont pour le contrôle des armes à feu, mais à cause de l’ANR, ils ne disent rien » a admis un jour Morris Amitay, ancien directeur exécutif de l’AIPAC. "Si vous êtes déjà un candidat faible", a-t-il poursuivi, que votre bilan est "anti-Israël et que vous avez un adversaire crédible, on aidera votre adversaire.")
Aujourd’hui, les Palestiniens continuent d’être bombardés, assiégés et dépossédés par leurs occupants israéliens - avec le soutien militaire et financier total du gouvernement des États-Unis. Il existe diverses explications crédibles à ce soutien : le rôle d’Israël en tant qu’« atout stratégique » et « puissant porte-avions » ; l’obsession des évangéliques américains pour Israël et la prophétie de la fin des temps ; l’impact des ventes d’armes et le complexe militaro-industriel américain ; sans parler des liens culturels et sociaux de longue date entre les Juifs américains et les Juifs israéliens. Mais prétendre que l’argent ne joue pas un rôle - ou que l’AIPAC n’a pas un impact important sur les membres du Congrès et leur personnel - est profondément hypocrite.
Et nous devons donc remercier Omar, la législatrice nouvelle venue, d’avoir eu le courage de soulever cette question litigieuse et de briser un tabou de longue date, même si elle l’a peut-être fait de manière maladroite et problématique.
Mais vous n’êtes pas obligé de la croire sur parole. « Quand les gens me demandent comment ils peuvent aider Israël », a déclaré un jour Ariel Sharon, ancien Premier ministre israélien et super-faucon, devant un public américain : « je leur dis : aidez l’AIPAC ».
Traduction : RP pour l’AFPS